Les gorges du Mékong 1

Publié le par mdemion

 

Les gorges du Mékong.

 

 

Les cieux se touchent de la main. Je chevauche les crêtes fumantes sous la ruée des nuages pourpres, la clarté du jour ralentit sa course, la lumière peine à escalader les rocs, l’obscurité se tapit dans les recoins pour retenir de larges pans de la nuit. La solitude n’est jamais si aiguée que dans ces étranges intervalles ou ombre et soleil s’immobilisent en tranches nettes. Point d’espace intermédiaire, la lutte est franche, brutale.

Dans ce moment d’éblouissement, et de noirceur profonde, rien n’est épargné, ni l’homme, ni la nature, les alternoiments ne sont pas possibles, la vérité est brutale, unique.

Un coup de sabre gigantesque dans la montagne, le plateau hérissé de pics blanchis de neige se balafre d’une saignée ou deux mille mètres plus bas le Mékong se tortille comme une couleuvre en contournant les roches les plus dures.

Celui qui veut parcourir le chemin longeant l’incroyable canyon doit laisser les rêves d’une nature géométrisée par l’homme. Il lui faut abandonner les routes droites, les courbes soyeuses, l’asphalte doux, confortable, l’idée d’un véhicule lancé à pleine vitesse.

Il s’engage dans un univers de chaos, de nids-de-poule, de poussière brune qui maquille, teinte les cheveux, s’insinue dans la bouche et crisse sous les dents. Des soubresauts brutaux l’envoient, selon la configuration du sol se cogner la tête, se frotter les cotes contre le métal dans l’étroit espace qui lui est imparti. Il est dans le tambour d’une gigantesque machine à laver !

Mais la récompense est là étonnante et fulgurante. Dans un face à face avec la profondeur de l’abîme, le voyageur se recueille. La nuit est là, sous terre.

Dans cet empire d’ombre, la lumière s’éparpille, devient une abstraction lointaine. Tout autour du fleuve roulant à plein courant une eau jaune, limoneuse, les roches se tordent, se fissurent, se redressent dans une sorte de danse figée tandis que le ciel n’est plus qu’un étroit couloir bleu au-dessus de la tête.

Le long du serpent de l’eau, le fleuve cherche son équilibre en cognant comme un fou sur des berges rugueuses. Brusquement, le granite flamboie sous l’insolence d’un rayon de soleil ayant contourné les spasmes fiévreux d’une nuit qui s’attarde.

Sur ces falaises si rudes qu’elles semblent s’ébrouer au-dessus du Mékong, de temps en temps un arbre se tortille et s’accroche au-dessus du vide, tandis qu’un bouquet d’épineux se moque de lui, le filet de ses racines lui assurant une assise plus ferme, plus solide. Le chemin se redresse pour prendre la mesure du ciel laissant le fleuve en contre bas.

Si le fleuve, qui n’est encore qu’un torrent garde une uniforme couleur marron striée d’écailles argentées avec, parfois de longs filets d’écume au sortir des boursouflures d’un remou, le flanc du canyon se prend pour d’incroyables tableaux surréalistes.

Là, des taches pourpres ensanglantent une paroi, plus loin, en un déboulé s’évasant vers le bas, la roche est blanche, parfois verte ou bleue.

La route surplombe une courbe de la rivière puis, après un détour qui lui fait traverser un tumultueux affluent, sur un barrage hydro électrique, elle s’engouffre dans un tunnel si rustique que l’on dirait le terrier d’un monstre souterrain. De l’eau gicle en cascade à mi-- hauteur de la paroi telle la respiration d’un énorme cétacé. Nous tâtons des pneus la falaise et cette faille construite à main d’homme. L’éclat des minéraux devient aigre, la falaise acide, la mort se découpe sur les glaciers que je devine, bardés de froidure sous l’éventail des rocs. Ma vie jauge la brutalité du Tibet.

Comme des caresses sur la peau des monts étoilés d’herbages, le jaune puissant des cultures attendant l’arc-en-ciel des faucilles, les champs immobiles se préparent aux moissons. Les fermes blondes disposées sur le triangle des replats comme des embrasures se mesurent aux saisons. Les terrasses cultivées soigneusement se suspendent au-dessus du vide.

Appliqué contre la falaise, un écheveau de sentiers réservé à des acrobates court sur la verticalité des pentes. Mon cœur cogne. L’altitude pourtant fort respectable n’y est pour rien. Je veux me recueillir dans les flots de mon sang qui hurlent dans mes oreilles.

 

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